J'ai connu la trahison avec un ami d'enfance, après quarante ans d'amitié à la vie à la mort. On a fait les quatre cents coups ensemble. On a vécu les plus grands délires, partagé les plus grandes joies, découvertes, peurs, emmerdes… On se connaissait comme nul autre.
On avait loué un catamaran de cinquante pieds avec skipper pour des vacances d’un mois. On naviguait dans les Caraïbes, et avait décidé un jour de faire une plongée sous-marine en bouteilles à Saba, une petite île non loin de Saint-Martin. Ayant tous deux un niveau 2 de plongée, le club dans lequel on avait décidé de faire cette descente nous avait laissé libre, en toute autonomie, de faire une exploration à quarante mètres de profondeur. Là reposait une petite épave qui faisait l’attraction des plongeurs en quête de sensations.
On profitait d'environ 30 minutes d'observation avant que je ne m'aperçoive que j'avais consommé la totalité de l'air de ma bouteille. J'étais arrivé au bout, plus moyen de respirer, soudainement. Le manomètre était défectueux, chose que j’ai comprise plus tard. J'avais une respiration plus rapide que mon ami. Étant à proximité (on se suivait), je me rapprochais de lui pour manifester mon manque soudain d'oxygène, avec le geste en vigueur, à savoir la main horizontale sur la gorge. Nous connaissions tous deux ces rudiments de la plongée. Je comptais ainsi pouvoir utiliser le deuxième embout de son détendeur prévu à cet effet. Lui respirait très lentement et disposait d'environ 20 minutes d'air. Il avait donc largement de quoi partager, et faire une remontée imprévue, à deux…
Mais Maurice ne l’entendait pas ainsi. Il prit la fuite en s'éloignant, tout naturellement, me laissant en plan dans une situation plus que critique. Je dus me rendre à l’évidence que personne ne viendrait à mon secours. J'entamai donc une remontée en flèche sans pouvoir faire les paliers indispensables pour évacuer l'azote dans le sang, et ce, afin d’éviter un potentiel arrêt cardiaque. Autant dire que je risquai ma vie à remonter aussi vite, après 30 minutes à 40 mètres de profondeur. Tous les plongeurs comprendront…
Je compris ensuite que c'était par égoïsme qu'il avait agi ainsi, car il ne souhaitait pas écourter son plaisir solitaire sous l'eau. Il ne l’avoua jamais. Il prétendit ne pas avoir compris ce qui s’était passé. Mais le fait était là, indiscutable, et je connaissais bien la nature égoïste de l’animal. Il n’en était pas à son premier coup d’essai.
Une fois tous remontés à bord de notre catamaran, et après avoir échangé quelques mots sur le sujet, j’ai commencé à me trouver dans un état second, vaseux. Je ressentais des pertes d'équilibre pendant les deux jours qui ont suivi. Un silence de plomb enveloppait le bateau. C'était la fin d'une amitié de 40 ans.
Cette expérience permit de comprendre beaucoup de choses sur la nature profonde de l’être humain. L'amitié n'échappe pas à l'égoïsme. La durée n'a rien à voir avec le lien d'amitié. L'individu est avant tout concerné par son devenir et sa quête de plaisir. Tant que rien ne vient perturber son petit confort il peut parler d'amitié. Mais dès lors que vous lui niez son plaisir, gare à vous. Alors il n’y a plus d'amitié qui vaille.
On se sent parfois bien seul face au désert ambiant de l’esprit de ses compatriotes. Il est alors bien difficile de partager l’amitié, sauf à de rares exceptions.
Comments